Au départ, l'image qui glace.
Vous attendez le tramway pour aller travailler, ce mercredi matin, comme tous les jours. Il y a de l'agitation, comme tous les jours. Et soudain, vous remarquez un mouvement de foule pas ordinaire. Il y a des policiers en nombre. En intervention.
Une intervention de police, ça impressionne mais ça devrait être bon pour le moral : si tout va bien les fonctionnaires passent à autre chose et s'ils relèvent un trouble, ils essayent de rétablir l'ordre public.
Mais aujourd'hui, le "trouble à l'ordre public" a un étrange visage. Les policiers contrôlent un groupe formé de familles entières, chargées d'enfants et de bagages. Les autorités ont décidé de brandir et de faire retomber le bras armé de la Loi sur des gens dont le délit est aussi ordinaire que cette journée d'été : ces Rroms n'ont pas de place dans la Cité.
Leurs armes, ce sont des caddies, des poussettes, des ustensiles divers qui étalent des vies ordinaires sur le quai du tramway.
Quand le tram finit par vous emmener loin de cette scène, votre petite existence ordinaire est du coup un peu ébranlée. Vous venez de voir comment la vie peut balayer, "au nom de la Loi", "au nom de l'ordre des choses", "au nom de la Crise", des wagons entiers de gens qui n'ont simplement plus leur place ici. Vous le saviez. Le voir en vrai, ça fait quand même un drôle de coup au moral.
Cette opération de police ordinaire vous a rappelé d'avoir peur.
Bon. Il y en aura bien d'autres, des scènes et mises en scène anxyogènes de ce genre.
Mais là, ce n'est pas fini.
Voilà qu'arrive l'image qui paralyse.
L'épisode auquel vous avez assisté est monté jusqu'à un journaliste de France Info.
"On sait bien que la gare de Bobigny a été le théâtre de déportation pendant la Grande Guerre", déclare au micro de cette radio le délégué général de Sud RATP, Philippe Touzet.
La confusion de langage de ce dernier est très révélatrice : il parle de "la Grande Guerre" pour désigner la Seconde Guerre mondiale de 1939-1945, alors que l'expression désigne historiquement la Première Guerre mondiale. Il témoigne ainsi de l'importance prépondérante que la guerre contre le nazisme a pris dans notre imaginaire collectif. La "grande" référence est là, c'est celle-là qui vient à l'esprit et à la bouche de tous ceux qui veulent attirer l'attention sur certaines extrêmités inadmissibles de notre société.
Et de fait, la référence qu'a employée le syndicaliste pour dénoncer l'affectation d'un tram spécial pour évacuer des familles de Rroms va très bien fonctionner. Libération donne la parole à plusieurs responsables politiques qui s'en emparent à leur tour. On peut ainsi lire dans son article que "Cette scène «m’a rappelé des souvenirs d’école ou de cinéma», a déploré le conseiller général Gilles Garnier, qui a été témoin de l’arrivée du tramway à Noisy-le-Sec."
On y retrouve aussi des extraits du communiqué publié par la porte-parole d'Europe Ecologie-Les Verts, Cécile Duflot, qui prend cependant soin de ne pas évoquer explicitement les crimes nazis.
Pas la peine. Ses termes sont assez forts pour que les médias et l'opinion fassent l'amalgame tout seuls.
Les nazis. Hitler, le Grand méchant loup. Des crimes de masse perpétrés pendant des années avant que les Alliés et la Résistance se mobilisent d'abord, puis arrivent à mettre un terme à la barbarie.
Est-ce avec de telles références que nous, les Français d'aujourd'hui, pouvons réfléchir à la politique intelligente et humaine que nous voulons ? J'ai plutôt l'impression que cette manière de brandir l'horreur absolue, après la scène déjà traumatisante du mercredi matin, nous fait avancer encore un peu plus loin sur le chemin de la peur.
Certes la cause est juste et elle doit nous interpeller. Mais c'est trop facile de répéter en boucle que les autorités actuelles rejouent le passé. Ce qu'il faut regarder et analyser, c'est le présent qui rend de telles choses possibles.
Et dans cet effort de lucidité et de courage, toutes les peurs resteront toujours les pires conseillères qui soient. Que ce soit la peur d'un passé qui fait "honte", selon l'expression de Cécile Duflot, ou cette peur des Autres qui ne vivent pas comme il faut.